Dans
ses notes aux Mémoires d'Hadrien,
Marguerite Yourcenar pointe la vulgarité ou la bêtise de ceux qui,
ayant lu cet ouvrage qu'elle écrivit échelonné sur une durée de
plus de 25 ans, disaient avec aplomb : « Hadrien
c'est vous »1.
Elle reconnaissait pourtant que cet empereur romain lui était plus
proche que son propre père, ayant plongé dans sa vie, ses pensées,
ses amours, ayant épluché les chroniques de ses maladies, ayant
rêvé à partir de ces éléments sans oublier que la lacune et
l'erreur font autant parti de la mémoire que de la littérature.
Faisant remuer les lèvres de pierre des statues antiques, qui ont
été souffle et sang avant d'être marbre, Yourcenar évoquait alors
cette « magie
sympathique »2
qui la reliait à ce personnage, réduisant alors lors des jours et
les nuits d'écritures ces siècles qui les séparent. Et choisissant
de mettre ce récit à la première personne du singulier, il
s'agissait – bien plus qu'une petite tentative d'identification –
de « (s)e passer le plus possible
de tout intermédiaire, fût-ce de (s)oi-même. »3
L'effacement de soi comme condition de la littérature.
On peut
arguer que ce type de propos concernerait peut-être bien plus les
« romans historiques » - ce que Yourcenar démentirait
probablement, insistant dans ses notes sur la distance qui sépare
tout écrivain de la matière qu'il travaille, le temps. Et
l'histoire, tout autant que la mémoire (une scène d'une bataille ou
le petit gâteau d'une tante) ne constitue qu'une laine que l'auteur
tisse, plus ou moins consciemment, avec le langage et la sensibilité
qui sont les siennes.
Il est
aussi intéressant de se plonger dans les propos des auteurs afin de
saisir la multiplicité de ce je
qui parle en littérature, même quand l’œuvre fut un immense
monument de cette mémoire, parfois effilochée, et du désir
d'écrire qui traversa toute une vie. « Un
livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons
dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »4
disait Proust. Multiplicité bien plus évidente – en tout cas
effective – quand l'auteur se choisit des hétéronymes et assume
dans son œuvre la pluralité de ses aspirations, fantasmes et
poésies. En 1935, on trouva ainsi à Lisbonne dans une malle
poussiéreuse plus de 27 000 textes ayant été écrits par Bernardo
Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, qui
consentirent à être regroupés par les biographes sous le nom d'un
employé d'un bureau comptable de la rue des Douradores.
Multiplicité
que certains puristes ou moralistes voudraient confondre avec le
mensonge, comme si la vérité d'un être devait / pouvait coller à
sa réalité. « J'ai
dit que je vivais double. Seul dans la rue ou parmi les gens
j'imagine constamment des péripéties inattendues, des rencontres
désirées. (…) Et vivre ne m'est supportable qu'à ce prix. J'ai
ce privilège depuis ma plus tendre jeunesse. Qu'il m'arrive
réellement ceci ou cela, qu'importe puisqu'en même temps il
m'arrive autre chose. »
»5
disait
Desnos, prenant plaisir à décevoir les biographes et les
historiens. Peu importe alors la réalité historique d'ailleurs, car
l'histoire, tout autant que la mémoire ne constitue qu'une laine que
l'auteur tisse, plus ou moins consciemment, avec le langage et la
sensibilité qui sont les siennes. A nous de nous moquer de la
réalité d'une vie et
de croire davantage à ce que l'auteur est au moment où il écrit, à
l'univers qu'il agrège en écrivant.
Je voudrais
pour finir parler d'un poème qui me plaît beaucoup intitulé Chasse
à l'éléphant de Blaise Cendrars publié en
1924. J'éprouve beaucoup de plaisir à lire ce qu'il raconte de ce
safari, de sa maladresse, du bruit strident des branches cassées, du
rideau de la brousse qui se referme, des ronces qui sont des
murailles. Je sais que Cendrars me ment, qu'il a à peine posé le
pied en Afrique et qu'il n'a ainsi jamais participé à une chasse.
Mais le poème me plaît, et cela me plaît aussi d'imaginer ce poète
mythomane en train d'écrire les soubresauts de l'animal à terre,
cela me plaît de le savoir en train de respirer l'odeur de la
savane, de mesurer le cœur énorme de l'animal qu'il vient de tuer
et d'écouter le bruit des intestins des bêtes, tout cela pour
revenir à sa table et poser enfin son stylo, une fois le poème
écrit, les éléphants se taisent, la savane s'éloigne et Cendrars
redevient ce manchot qui a perdu son bras dans cette guerre qui
déchirait l'Europe il y a tout juste 100 ans.
Nous voici donc rassurés : dans ce temps linéaire
qui nous envoie de jour en jour plus près de la tombe – en lisant,
en écrivant, au moins aurons-nous eu - l'espace d'un instant -
d'autres vies, d'autres yeux pour contempler, d'autres cœurs pour
éprouver, et au cours de cette triste ligne droite, au moins
aurons-nous eu le plaisir de quelques arabesques.
1Marguerite
Yourcenar, Mémoire d'Hadrien
2Ibid
3 Ibid
4
In Proust, Contre Sainte-Beuve
5
Robert Desnos,
Confession
d'un enfant du siècle
Chronique écrite dans le cadre du festival Regards Croisés du comité de lecture Troisième Bureau en mai 2014
Chronique écrite dans le cadre du festival Regards Croisés du comité de lecture Troisième Bureau en mai 2014