Dans
son livre La
vie des abeilles,
Maeterlinck parle d'une expérience d'un naturaliste souhaitant
prouver la supériorité de l'intelligence des mouches sur celle des
abeilles.
Enfermant
les deux espèces dans une bouteille, il observe que les mouches
parviennent à trouver la sortie tandis que les abeilles s'obstinent
à cogner le cul de la bouteille. Re-faisant la même expérience,
Maeterlinck observe que selon la manière dont la bouteille est
positionnée par rapport à la lumière, la conclusion
change. En effet, si la bouteille a le goulot tourné vers la
fenêtre, les abeilles trouvent sans problème la sortie, mais si le
goulot est tourné vers le mur, elles ne parviendront pas à
s'extraire du flacon.
Maeterlinck
en conclue que les abeilles, insectes d'une grande intelligence, ne
comprennent pas la nature du verre qui laisse passer la lumière, là
où elle voient une source lumineuse doit se trouver la sortie,
l'issue du problème tandis que les mouches, ne s’embarrassant pas
de ces finasseries cognent la bouteille dans tous les sens et
trouvent la sortie à force de s'activer sans relâche ni logique.
Maeterlinck
les compare à ces idiots qui ont plus de chance que les autres,
n'ayant aucune idée du problème, ils foncent et parfois – heureux
hasard – trouvent la solution là où une plus grande intelligence
aurait éliminé cette possibilité a
priori absurde.
Ne serions-nous pas nous aussi des abeilles qui ont
sous les yeux une substance que notre intelligence ne peut concevoir
– comme ce verre qui les piège – une matière qui recouvre la
réalité qui nous entoure ?
Notre
perception ne peut bien sur se concevoir qu'au travers des
conventions de notre époque et non avec une certitude soi-disant
objective. « Nous
ne voyons pas le monde, nous le savons. »1
disait Jakobson. Il est ainsi passionnant de se pencher sur
l'histoire de la perception qu'il s'agisse des sons, des odeurs ou
des couleurs comme Michel Pastoureau, nous apprenons ainsi que ce que
nous appelons aujourd'hui bleu, a pu pour les grecs de l'Antiquité
être la même couleur que ce que nous appelons aujourd'hui le vert,
les couleurs étant classées à l'époque par d'autres critères,
couleurs lisses, couleurs sèches, humides, rugueuses...
Le
peintre Dubuffet parlait d'une « traduction
codée »,
d'une « grille »
au travers de laquelle nous percevons telle représentation et nous
sommes en mesure de la concilier au réel. Le degré de réalisme
d'une œuvre ne serait-il pas la manière dont cette dernière colle
plus ou moins avec les conventions de son époque ?
Comment pourrions-nous expliquer sinon que certains
visiteurs de l'exposition de 1872 n'aient vu dans les tableaux de
Monet que des tâches absurdement réparties sur une toile quand
notre époque reproduit cette image dans tous les cabinets de
dentistes pour ce qu'elle représente aujourd'hui à nos yeux :
un soleil levant sur la mer.
« Le
motif est pour moi chose secondaire. Ce que je veux reproduire, c'est
ce qu'il y a entre le motif et moi. »
disait Claude Monet.
Peut-être que la poésie se loge dans cet écart entre
ce qu'on perçoit et ce qui est, d'où une tension permanente, une
quête sans relâche, afin de sculpter autrement qu'avec les codes
convenus de l'époque, ce qu'on pourrait appeler la beauté. Car il
vient un jour où nous en avons assez de bourdonner en vain, de
cogner sans cesse le cul des bouteilles.
1Cité
in Claude Simon, Quatre conférences
Chronique écrite dans le cadre du festival Regards Croisés du comité de lecture Troisième Bureau en mai 2014
Chronique écrite dans le cadre du festival Regards Croisés du comité de lecture Troisième Bureau en mai 2014