Comment se fait-il que vos genoux tremblent, Jeanne ?



Le texte de théâtre est souvent moins considéré que d'autres genres de littérature, ses caractéristiques ne sont pas considérées comme des contraintes, des difficultés qui demandent un certain doigté. On remarque plus précisément un certain mépris pour ce qu'on appelle la situation dramatique, comme si elle recelait plus de facilité que les longues prises de paroles de chœur, d'entités parlantes et le personnage est relégué au placard comme une vieille dentelle mitée.

C'est une véritable difficulté pour un auteur de théâtre d'articuler à une situation dramatique l'exigence de la poésie, sa liberté, et de l’entre-choc entre ces deux pôles naît la pièce de théâtre, à la fois plaisir pour un acteur, ressort de jeu et beauté poétique. Ne pas faire entendre la seule voix de l'auteur, parfois surplombante, et ne pas sombrer non plus dans le dialogue strictement utilitaire, je te cause, tu me réponds, et ainsi de suite afin d'insérer plus ou moins subtilement quelques éléments utiles à l'avancée de la fable.



Lorsqu'on lit l'une des premières scènes de Baal de Brecht – cette grande scène de banquet décadent où le poète se goinfre et ridiculise le bourgeois – on remarque que la petite Jeanne – jeune fiancée de Jean – parle très peu à Baal, consolant plutôt la maîtresse de ce dernier, Émilie. La scène se passe entre provocations et considérations poétiques, Baal jure comme un charretier, mange comme un ogre et devient brutal avec Émilie, Jeanne quant à elle demeure craintive puis elle repart avec son fiancé. Cependant entre quelques éclats de rire et trivialités, Baal lui lance une très belle phrase, imprégnant cette scène d'un pressentiment inquiet, une phrase qui résonnera avec force à la séquence d'après quand Jeanne pleurera dans le lit du poète, marquée par le sceau de l'infamie.

Comment se fait-il que vos genoux tremblent, Jeanne ?

Cette phrase, lancée à la volée ou prononcée doucement, ouvre l'abîme dans lequel périra la jeune fille, à l'acteur de s'en emparer et avant de la lancer, il saura que durant toute la scène – bien avant cette fameuse phrase - flotte entre ces deux êtres une promesse d'amour et de haine. Le trou se creuse, les moindres répliques, les plus quotidiennes peuvent être les prémisses de ce grand malheur que nous ne découvrirons – explicitement – qu'à la scène suivante. Bien sûr il ne s'agit pas d'alourdir chaque réplique de sous-entendus mais de mesurer plutôt la liberté de l'acteur en face de cette partition, de ce « trou-texte ».

Écrire du théâtre, c'est donner à l'acteur la place de ce trouble, être attentif aux interstices entre les répliques, elles se font de l'ombre ou s'éclairent, c'est selon, les corps tremblent et pourtant nulle explication psychologique, nulle description d'un tempérament, d'un caractère, celui-ci s'incarne – s'échappe au cours de l'action – de la situation dramatique, comme au cours de nos vies, de nos nuits, s'échappent de temps à autre des drames, des phrases qui nous marquent, qui nous révèlent aux autres, voire à nous-même. C’est cela qui me semble la beauté de l'écriture de théâtre, c'est sa plus grande difficulté, allier à la fois poésie et quotidien, langue et situation, c'est à la fois très simple et très difficile, faire respirer le parfum des âmes dans une taverne mal éclairée, auprès d'un poète ivrogne, écrire du théâtre, c'est peut-être remarquer quand nos genoux se mettent à trembler.